Le marcheur insolent,

de Frédéric Ohlen

 

 

Il y a du soleil, du plein-air, dans ce dernier livre de Frédéric Ohlen, plus d’ensoleillement que de hauteur ou d’isolement délibéré.  

L’insolence du marcheur y est d’abord, comme tout ce qui touche à la marche humaine, faite de l’impertinente jubilation de l’homme à se mouvoir debout, redressé de son animalité, prenant de haut ses instincts, soulevé par  le puissant levier du discours poétique. Mais si l’homme toise de son langage le silence du corps, c’est aussitôt pour l’élever, ce terrible silence concret, à la dignité abstraite du discours, en verbaliser la reconnaissance, et le verbaliser avec la reconnaissance, l’attachement dus à ce qui  fonde sa démarche poétique.  Je retiens là ce que le sens figuré de ce mot, démarche, valorise de puissance déterminée, physique, immédiate, dans ce livre d’un seul tenant, dont les sections interrompent à peine la parole. Chez l’homme qui marche, s’exprime la provocation, l’insolence, de toute joie simple. 

Si la poésie décolle, c’est comme à la façon du pied dans le pas, elle ne s’absente pas longtemps du sol, du socle. Les phrases d’Ohlen prennent un appui ferme sur la terre. Le sol, la terre, voire le terre-à-terre, le quotidien, le trivial, offrent une pleine surface de rebond aux textes. On entend bien ici, dans le mot insolence, la force du radical sol. 

Au fond que vise-t-il, ce marcheur, sinon la légèreté, la simplification de l’existence, un amaigrissement spirituel. La statuaire épurée de Giacometti, de L’homme qui marche, pourrait sans doute résumer beaucoup de la démarche créative ainsi reconnue. Frédéric Ohlen y ajoute l’insolence, qui n’est pas une graisse. Non, pas de gras, ou juste ce qu’il faut, dans ses textes. 

 

Il y ajoute aussi, au-delà de la complicité sonore entre les mots, la solitude. Mais c’est une solitude lumineuse, soignée, et l’écriture se règle comme on règle finement l’éclairage d’une statue afin d’ en souligner les contours, le grain, l’émouvante immobilité, le « sur le point de bouger » qui nous bouleverse. Car l’émotion retient tout un potentiel dynamique subjugué. On doit s’émerveiller de cette suspension des gestes, en espérer l’imminente reprise, et en soupçonner du coup l’intention démonstrative : voyez comme je marche, comment je marche, oh je m’arrête juste un instant, une infime fraction de temps, pour que vous puissiez vous en rendre compte, en apprécier la foulée, le balancement des bras, la torsion du buste. C’est en somme l’ouverture du corps dans le geste et le mouvement, dans sa dynamique et son expressivité, qui est en jeu, et, à travers cette ouverture du corps au monde, rien de moins que la modernité de l’âme, ce vieux concept rétif, mais tenace. 

Aristote voyait en l’âme, le principe d’information, la forme, de la  matière ; la philosophie contemporaine, avec Jean-Luc Nancy, la considère comme l’expérience du corps, intrinsèquement clos, et son ouverture. Frédéric Ohlen, dont  «  [la] pensée à [s]on pouls s’appuie »,  retient l’expérience du trajet, l’ouverture du pas et son rythme. Et la foulée des phrases, l’appui du pas phonétique sur le sol textuel, y perdant peu à peu la souplesse du doute, gagnent donc une fermeté, une confiance, une netteté d’empreinte, où le lecteur, sur les traces du sens, dans la traque de l’obscur, ne se retrouve que mieux. 

Ainsi, la clarté de ces textes d’Ohlen provient-elle à la fois de leur éclairage, de leur ensoleillement, et de la précision de leur mise en marche, suffisamment réfléchie, et lente, pour ne pas en rendre flous les contours. 

Je devrais dire : la clarté de ce texte, car on y sent une écriture d’un seul jet, comme un élan jubilatoire, un essai de dire le bonheur entier tout en disant l’absolu contraire. 

Ohlen secoue la prétendue réticence, ou inertie artistique du bonheur, il en refuse le caractère convenu. Le bonheur est aussi un matériau saisissable par la langue, la voix. Et le geste. Car, on acquiesce là, volontiers, à la formulation de Valère Novarina : pour l’homme Devant la parole, a fortiori devant la parole heureuse, « l’organe du langage c’est la main ». La poésie d’Ohlen veut prendre en main cela, le bonheur, prendre ce risque de saisir « une liesse où [les] mains s’émoussent ». Ce n’est pas que la joie, l’enthousiasme y deviennent râpeux, mais plutôt que des « mains  claires », faute d’habitude, faute d’être affermies à cette prise heureuse, peuvent s’y user.  

Le caractère lisse, émoussé, convenu, d’un langage fonctionnel est implicitement dénoncé de manière concrète, physique, comme une main tendue sans y penser. Le poème n’est pas cela, l’homme y pense. Il en diffuse la pensée aux arbres, à leurs branches, qui sont des mains tendues, dans « les saulaies licites du langage ». Le poème rend les hommes « légers, sans peur, ni patience ». Là où c’est :  impatience  qu’on attendrait davantage. Mais cette légèreté suggère un écart, une mise à l’écart, provisoire, des distinctions émotionnelles. Elle atténue aussi beaucoup  la distance du texte au lecteur, car elle n’est pas une désinvolture, ni une indifférence.  

La légèreté facilite la mise en avant du corps, « enfin plus vrai que toute langue humaine », et la mise en jeu de l’écriture comme humanité, comme présence réciproque, comme intervalle sensible, évolutif, entre celui qui parle, mais au fond  n’ a « pas de prédilection pour telle place pure », ou ne l’a plus, et celui qui écoute. Ce rôle qu’ont les mots de supprimer la distance, souligné dès le début du livre, est réaffirmé très vite : « En toute parole / rien / sinon / la possible rencontre ». Et c’est  l’autonomie du projet de la langue par rapport à la langue même, qui  ressort là clairement. 

Avec Le soleil assassin, titre le plus « ensoleillé », mais texte le plus insolent du livre, surgit la critique sociale, le  moyen  social  de l’attention au monde. Et si la critique ne pèse pas,  si elle glisse, elle n’en a que plus de force émotive : ces enfants qui ne mangeaient plus à leur faim hors des périodes scolaires, « nourris de thé et de fumée »,  et qui ne pesaient plus autant sur les bancs de l’école lorsqu’ils y revenaient, ce sont bien-sûr les poèmes vivants, amaigris, de tout homme sensible, en qui l’enfance ne s’est pas refroidie. Et devenus ces «  hommes lisses gansés de fatigue », les poèmes, les enfants qu’ils étaient, peuvent-ils encore les prendre par la main, leur expliquer, leur montrer comment ?  

Cet homme qui parle,  qui «  ne sentai[t] jamais le somptueux des choses », comment a-t-il pu apprendre à le sentir, le somptueux, à le voir derrière le malheureux même, sous l’éclat d’un soleil « assassin » , oui, en ce qu’il tue le flou, l’état flottant de la pensée, pour fixer un instantané cru, hyper- lucide, de la conscience, comme une perception dépassée ? 

Au-delà de la préoccupation sociale, éthique, une sensualité large et précise est devenue le moyen intime de l’attention au monde.  

Et puisque  le nom du monde est colline, l’enfance vient s’y ébattre, sur les pentes, sur la pente, avec, comme dans l’écriture, un principe de contrôle, une pratique de la liberté. 

Destination jour aura marqué auparavant cette ouverture, cette entrée dans ce qui est autre, et marqué aussi, de manière inversée, le recul de tout exotisme.  A Los Angeles comme ailleurs, la rue, pour l’homme seul, pour le marcheur insolent, est « un canyon pavé de mortes ». Que sont-elles ces mortes, des femmes, des idées fausses ? Des faux-semblants, des faussetés ? Car « [on] cesse de mourir lorsqu’on devien[t] vrai ». Une lampe dans la montagne, l’avant-dernière section du livre, dans laquelle cette affirmation optimiste nous réconforte, est sans doute le cœur, et le centre de gravité du livre, en ce qu’elle figure une tentative de réponse aux multiples questions du livre. Le bonheur, nous l’avons vu, est loin d’être idiot, ou inutilisable, on peut être lucide et heureux. Mais l’empêchement à cela est, de façon liminaire et d’autant plus frappante, féminisé et multiplié, mythifié : « elles », au pluriel oui,  sans qu’il soit défini expressément, nommé, élucidé, tout au plus réduit à « leurs yeux ronds / leurs thorax d’insectes », résumé à ce regard féminin que double le regard aveugle des seins, ces yeux agrandis, globuleux comme des yeux d’insectes. Ce « elles », qui, paradoxalement,  ne renvoie à rien d’explicite,  mais se précise autant, à ce monstrueux point, semble exprimer davantage. Non pas un empêchement venu de l’extérieur. S’agit-il de notre commune résistance intérieure à vivre, à nous sentir bien ? Mais y a-t-il lieu de mettre des murs, des cloisons, là où le poème n’en met pas, « l’aube » n’est-elle pas « sans murailles » ? 

Ailleurs, la féminisation de l’objet, le pays natal,  suggère un empêchement dégradé, pour ainsi dire, ou un empêchement surmonté : il s’agit de l’attachement au pays natal, où le pays, aimé pourtant, est vu comme une femme redondante, monstrueuse, dans ce curieux poème de la page 158, Sait-on jamais pourquoi l’on aime, qui semble parti dans l’érotique pour nous conduire, en réalité, dans le géographique. Je parle d’empêchement dégradé, ou surmonté, car tout se passe, très brièvement certes, comme si la féminisation outrée, à outrance, du pays, impliquait l’inquiétude de la déception, le risque du dépit, si caractéristiques de toute fixation amoureuse, de tout rapport érotisé. 

L’aveuglement de l’amour est d’ailleurs noté, comme noté, sans plus, au passage : «  Toute peau est une carte-braille ». Et des textes courts, alertes, limpides, comme ceux de Dernier été, sont autant de touchers réussis, de pulpes sensibles, de doigts efficaces dans la lecture de l’amour. 

Mais de façon plus générale, à travers ce livre du moindre repli possible, l’intimité, la sensualité, l’extase physique (« le sang fusillé ») semblent soumises à une vaporisation au monde ; cette dispersion rafraîchissante, bien-sûr, retombera, se laissera absorber par la terre, amortira de son humidité les pas de l’homme qui s’y est rafraîchi, et qui, le beau temps sec revenu, la sécheresse venue (la dessication affective ?) , fait halte et «  cherche du pied ce frais qui dort plus bas sous le sable ». 

Quand il reprend sa marche, c’est avec toute l’ énergie décidée qu’il faut pour acquiescer définitivement au monde, s’alléger du superflu jusqu’à la maigreur, jusqu’à la fluidité du corps dans l’espace ; et cette vibration, ce rythme, cette dimension « musicale » de son pas, cette maigreur, c’est la ferme intention de ne pas devenir un assis que tout cela emporte, si tant est qu’on le puisse encore, s’asseoir, longtemps : 

« Oui  / oui  / lancé  /  rincé  /  mincir  //  se vider de son bruit  / jusqu’à sentir  / ses ischions  / jusqu’à ne plus pouvoir  / s’asseoir  // jusqu’à n’être plus  / que le flot salubre  /  de sa musique ». 

 

 

Jean-Noël Chrisment

 

 

 

 

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