Entretien avec Chantal Selva.

Correspondances Océaniennes 

2003 ; vol 2, 2 : 27.

 

 

C.S. : Le corps occupe une place majeure dans ton écriture, dans ton imaginaire, tu en fais un objet poétique en soi. Tu sembles en permanence osciller entre une praxis, une proximité du corps, sans doute issue de la médecine, et une  distance théorique. Qu’en penses-tu ?

J.-N.C. : Ah, parler du corps, je trouve difficile d’en parler de front. Le corps est tellement silencieux, lui – quand il va bien. Mais le corps est une certitude, même sans connaissance réelle à l’appui. Il y a beaucoup de corps dans ce sens-là, qui se promènent dans nos sociétés matérialistes, non ? Et au fond, est-ce bien le corps en soi qui nous intéresse, ou sa connaissance ? Je dirais que le corps, oui, est passionnant, dans sa cohésion, son agencement, sa physiologie, mais que la démarche de le connaître, de l’expérimenter, l’est encore plus. Car c’est dans cette expérience du corps, qui se cerne peu à peu, qui s’ouvre au monde, que l’homme prend son sens dans le monde, et sans doute acquiert une spiritualité.

C.S. : Pour toi, la spiritualité est une expérience du corps ?

J.-N.C. : Par un renversement de point de vue, le corps est ce par quoi la spiritualité, ou l’âme si on veut, s’établit. Puisque l’âme en est la forme, c’est à dire l’idée. Si l’âme est bien le corps informé, et achevé, dont parle Aristote. J’ai envie de dire exformé, tellement  les notions de dehors, d’ouvert, de mouvement vers, d’é-motion, ont envahi les conceptions actuelles. Mais je ne vais pas refaire le coup d’Aristote à l’envers, il annonce qu’il va parler De l’âme, et il ne parle que du corps !

C.S. : C’est donc plus facile de parler du corps ?

J.-N.C. : Peut-être pas, si c’est la même chose. Je la trouve intéressante, cette idée de spiritualité à partir du corps, de sens plein et élevé de l’homme issu du corps. Parce que d’un autre côté, parler du corps, c’est, pour la philosophie contemporaine, accepter que le corps dépasse les mots qu’on emploie à son sujet, « excède le langage » comme le dit Jean-Luc Nancy, que le mot corps fasse une aspérité au-dessus des autres mots, et qu’il interrompe le sens du discours. De même que le discours sur le corps interrompt le corps. Mais bon, ce sont des mots de philosophe, et je n’en suis pas un.

C.S. : Alors, en quoi la poésie est-elle plus efficace ?

J.-N.C. : La poésie est une réponse plus immédiate, plus optimiste. En réintroduisant le sens à partir du monde pour en faire un corps/monde. En reconstruisant un univers là où la philosophie n’a pu que constater la déconstruction du sens, ou son interruption.

C.S. : La poésie serait-elle ce qui maintient le sens ?

J.-N. C. : J’aime cette boutade de Nancy : « Le corps, c’est où on lâche pied. » Je crois qu’il faut comprendre : où le sens s’interrompt. Pour moi, la poésie, au contraire, c’est le maintien du sens, et même son épaississement par la polysémie, et le pied tient bon dessus!

C.S. : C’est assez logique, vu la place que tu donnes au pied, sa signification profonde dans ton écriture. Mais alors, sur quel sorte de sens le corps s’appuie-t-il ?

J.-N.C. : Sur du neuf, simplement. De l’inventif. Pas sur des choses établies. Et là, l’écriture fait sûrement appel à des processus inconscients. L’inconscient, je le ressens comme une structure salubre, harmonisante, créative – et non pas comme un dépotoir pathologique.

<>

C.S. : On est assez proche de Jung, ou d’Erickson.

J.-N.C. : Loin de Freud en tout cas. Mais c’est la façon dont je le ressens.

C.S. : La boutade, l’humour, ont-ils vraiment leur place dans la poésie ? N’y a-t-il pas un danger de disparate ?

J.-N.C. : Oh non. La vie même est une disparate, et l’écriture vise à réduire cette disparate. Après tout, pour envisager le corps, il faut prendre du recul, et quels moyens avons-nous pour le faire : l’humour d’un côté, la sublimation de l’autre. Dans mon écriture, j’essaie de confronter l’un et l’autre, l’humour et la sublimation. Cela se joue à un second degré, qui peut échapper à une lecture hâtive.

C.S. : Oui, l’écriture, justement ? Quelle place fait-elle au corps ?

J.-N.C. : On n’insistera jamais trop sur la dimension physique, corporelle, de l’écriture – et je dirais même son éthique guerrière, quasi-samouraï ; Mishima a écrit de fortes pages là-dessus. Et Didier Daeninckx provoquait à peine l’autre jour, à Poindimié, en disant qu’on écrivait toujours contre.

C.S. : Contre le monde, celui qui déçoit ? Mais bien par le corps ?

J.-N.C. : L’écriture passe par le corps, c’est clair. Et c’est comme si le corps aussi était passé par les larmes et les élans de l’écriture.

C.S. : « Passé par les larmes » ?

J.-N.C. : On entend presque, oui : passé par les armes. Il y a un risque de blessure dans toute démarche d’écrire. L’aspect « tauromachique » de l’écriture cher à Michel Leiris. Sans lequel il n’y a rien que des mots exsangues.

C.S.. : Cette prise de risque  est importante pour toi.

J.-N.C. : Au-delà de tout élément biographique, c’est dans le risque même que le corps exprime sa cohésion, que l’écriture exprime sa santé. L’un comme l’autre, le corps, l’écriture, s’adonnent à une gestion attentive de leurs contours, de leur gestuelle, de leurs extrémités. Le corps m’intéresse en tant que rassemblement des extrêmes, conciliation avec le monde.

C.S. : Et l’écriture…

J.-N.C. : L’intérêt de l’écriture est superposable, et vient redoubler celui du corps. Finalement, l’écriture serait une métaphore du corps. Ou bien le corps, une allégorie de l’écriture. Je plaisante bien-sûr. J’ai un grand respect pour le corps. Pour le médecin que je reste, la souffrance, la douleur de la mort, n’ont jamais émoussé ma révolte, et je sais bien que la plus anodine, ou localisée, ou « partielle » des maladies engage l’organisme tout entier. Le mérite de la souffrance, si elle en avait un, serait de montrer que le corps ne se perçoit bien que dans ses limites, qu’à ses extrémités. Mais écrire, dit Nancy, encore lui, c’est « toucher l’extrémité ». Et la poésie cherche la même perception, la même lucidité, sans souffrance, même si c’est à travers elle. En face d’elle. Une éthique en somme.

 

Propos recueillis par Chantal Selva.

 

 

 

 


Copyright © 2024 jnchrisment.net.

All Rights Reserved.